Peut-on ou doit-on réfléchir aux moyens de résilience face à un éventuel mais néanmoins probable effondrement global, sous quel angle aborder les scénarios catastrophes qui semble-t-il deviennent de moins en moins l’apanage exclusif de faux prophètes ?
Tout d’abord il faut noter que toutes les religions ou disons toutes les traditions orthodoxes fondées sur une métaphysique envisagent la fin, que celle-ci soit considérée comme définitive et totale, historique terrestre, cosmique ou cyclique. Nous ne chercherons pas ici à définir cette fin, la question qui nous occupe concerne la préparation spirituelle psychique et matériel à un évènement majeur voire sans précédent qui viendra bouleverser les conditions d’existence et décoloniser de façon brutale les imaginaires.
Dans un premier temps regardons ce que nous dit le Saint Coran concernant le périssement de toute chose : dans la sourate 22.41 Allah nous dit que « (…) La fin de toute chose appartient à Dieu ». Première remarque que nous pouvons faire, c’est que si fin il y a, elle ne peut évidemment pas se situer en dehors de la volonté divine et comme tout Lui appartient, l’avènement des catastrophes également.
Nous devons en conséquence mesurer notre colère et notre ressentiment contre ce que nous aurons à subir et contre ceux qui sembleraient en être les premiers responsables. Ce point est fondamental, le détachement vis-à-vis des évènements aussi douloureux soient-ils, est le cœur de la résilience dont le monde aura besoin pour éviter la barbarie entre factions concurrentes, il ne faut jamais le perdre de vue.
Les musulmans devront plus que jamais transmettre cet être au monde à ceux qui en seront dépourvus lorsque nos sociétés et toutes les idéologies concordantes s’effondreront et que le vide laissera place à la bestialité la plus grégaire. Il faut d’emblée ajouter même si cela va de soi que la prise en compte de la dimension eschatologique et apocalyptique ne doit pas déboucher sur la panique, l’anxiété ou le désespoir et c’est tout le contraire que nous souhaitons mettre ici en exergue.
Cet abandon à la volonté divine est l’essence même de l’Islam alors que pourtant il est si peu réalisé par la masse des croyants, c’est donc un point fondamental sur lequel tout musulman doit travailler, et les maitres de la voie ne cessent de prodiguer cet enseignement fondamental. Cela étant dit, il nous semble important de rajouter aussitôt que le Coran fait un lien très clair entre les agissements des hommes et les différents désastres qui s’abattirent sur telle ou telle peuplade, par ailleurs nous l’avons dit, rien n’échappe à la volonté divine ; donc la croyance au destin qui fait partie des fondements de la foi ne conduit pas nécessairement au désintéressement de la chose publique pour peu qu’elle soit envisagée dans une synthèse qui se rattache aux principes immuables ; La question pourrait être reformulée ainsi ; L ’abandon de la volonté propre doit-il empêcher les hommes de penser l’effondrement et d’agir le cas échéant en conséquence ? Et sinon de quelle façon doit-on agir ?
On pourrait se demander aussi plus directement quel est le rôle de l’homme en tant que vicaire d’Allah sur terre et plus particulièrement en cette fin de cycle.
Avant d’aller plus loin, continuons d’interroger le Saint Coran concernant l’évènement de la « fin » ; à sa lecture même superficielle, nous pouvons voir à quel point les avertissements nous sont donnés par l’exemple de communautés disparues ; les occurrences sont nombreuses où les hommes sont avertis d’une fin prochaine et ce malgré l’abondance de leur richesse et de la profusion matérielle de leur civilisation : « 30.9. Ne parcourent-ils pas la terre et ne voient-ils pas quelle a été la fin de ceux qui les ont précédés ? Ils les surpassaient en force, ils avaient labouré la terre et ils l'avaient peuplée plus qu'eux-mêmes ne l'ont fait. 7.103 « (..) Vois quelle a été la fin des corrupteurs ! 10.73 (…) et Nous avons noyé ceux qui avaient rejeté Nos signes. Vois donc quelle a été la fin de ceux qui avaient été avertis. 16.36 (…) Parcourez donc la terre et voyez quelle a été la fin de ceux qui criaient au mensonge. » Allah nous avertit de la fin possible et même inéluctable des choses, mais par là même occasion Il nous avertit sur le fait de ne pas croire à cette possibilité, ici le péché qui conduit au châtiment est de moindre gravité par rapport au fait de dénier la possibilité de ce châtiment et de cette fin. Cela doit parler aux contemporains qui se refusent à croire à la fin des sociétés thermo-industrielles fondées sur trois idoles très difficiles à déloger des mentalités, cette trinité c’est le marché, la technoscience et la croissance économique. La motivation idéologique de ceux qui se trouvent être dans ce déni est bien souvent liée à la croyance indéfectible en ces idoles ; elle constitue la grande majorité des fondements idéologiques de ceux qui n’arrivent pas à penser la chute imminente du monde moderne et qui se refusent d’abandonner le mode de vie pour le moins pornographique de surproduction et de surconsommation dont le monde (occidental en très grande partie) a profité pendant plusieurs siècles sans aucune modération[1].
Du reste il n’est même pas nécessaire d’invoquer la notion de châtiment pour aborder le thème de la « fin », comme nous le disions plus haut, le cycle de la vie : naissance, développement, dégénérescence et mort est un principe qui concerne toute la création, qu’il s’agisse du monde formel ou informel, terrestre ou céleste, 28.88. (…) Toute chose est périssable sauf Sa face. A Lui le Jugement, et à Lui vous serez ramenés. Cette perspective est partagée par tout le monde traditionnel, il n’y a que le monde moderne prométhéen et si peu réaliste qui envisage l’existence terrestre en progression continue sans jamais penser sa fin, alors même que la moindre observation nous montre au quotidien l’inéluctabilité de la décrépitude de toute chose vivante.
Certains écologistes et autres scientifiques parlent de modèle en cloche pour désigner ce processus qui va de la naissance à la mort. Soit dit en passant ce n’est pas pour rien que les transhumanistes envisagent nécessairement le dépassement de l’homme par la machine, c’est le seul moyen pour eux de perpétuer le rêve évolutionniste et de faire subsister la souveraineté usurpée de « l’intelligence strictement humaine » indépendante de Dieu.
Le croyant en revanche doit avoir une conscience actualisée de la fin de toute chose, le monde est comme un homme dira Saint Augustin : il nait, il grandit et il meurt[2]. Ces rappels doivent sembler évidents pour certains mais force est de constater qu’ils ne le sont pas pour beaucoup, la mort pour le croyant qu’elle soit celle de ses proches, de soi-même ou de l’univers tout entier fait partie intégrante de sa vie et de son quotidien, en sus la difficulté en général et matérielle en particulier ne pourra jamais disparaitre de nos vies terrestres.
Quiconque croit en un progrès indéfini ou à la résolution de nos problèmes contemporains par le truchement des « orientations performatives de l’innovation, de l’adaptation et de la liberté régulée du marché »[3] se trouve dans une illusion profonde et est en contradiction avec les principes de toutes les traditions orthodoxes.
L’erreur à éviter sera en effet de combattre le mal par le mal, il va être de plus en plus tentant pour les masses qui auront à souffrir du manque de ressource, d’abord énergétiques puis sans doute alimentaire, de vouloir utiliser la technologie pour remédier aux conséquences dont elle est pourtant la cause la plus directe, il faut prendre conscience du caractère démiurgique de notre utilisation de la science et respecter les limites que nous impose l’harmonie entre l’homme et le vivant dont il a la charge.
Les musulmans et les pays du sud, injustement touchés, devront éviter la tentation de l’élan vers le pire au nom des inégalités, une autre voie que celle du progrès occidental sera à prendre. Soyons clair pour éviter les équivoques, ce n’est pas la richesse en soi qui est blâmée, ni la science en tant que telle, nous ne sommes pas de ceux qui par exemple critiquent les palais et le faste des institutions religieuses dans un cadre traditionnel, mais ce que nous avons dans le viseur c’est ce système particulier qui engendre une accumulation de richesse gargantuesque et une technoscience destructrice de l’ordre global ; qu’un roi posséda tout l’or du monde n’a jamais épuiser les ressources énergétiques mondiales, ni polluer son environnement, ni détruit la biodiversité sans parler des autres maux incalculables provoqués par la logique suicidaire du monde moderne. Nous ne serions mieux dire que Martin Lings lorsqu’il s’adressa à une assemblée d’érudits musulmans en Egypte fraichement sortie du joug colonial, à propos de l’idée de développement telle qu’elle est appréhendée par le monde moderne : « Développement » veut dire s'éloigner des principes, (…) Et en effet, on peut à bon droit se demander si la plupart des choses que l'on assimile fièrement aujourd'hui à du développement ne sont pas en fait de la dégénérescence ».
Depuis les écrits de R.G et ceux de Martin Lings les faits n’ont cessé de leur donner raison s’il en était besoin, et ce sur tous les plans et en particulier celui de la souffrance que l’homme moderne fait subir à notre système terre ; la « collapsologie » devient un sujet sérieux, les écologistes et certains scientifiques s’emparent du sujet et se mettent à penser l’effondrement, même l’incompétence politicienne, non sans arrière-pensée prend part au débat. Il faudra garder la tête froide et faire fi de toutes les instrumentalisations qui seront à l’œuvre pour perpétuer l’erreur dans laquelle nous pataugeons depuis plusieurs siècles. Ma conviction est que l’Orient et l’Islam en particulier aura un rôle clé à jouer dans l’avenir du monde dans cette période de grande transformation. Est-ce que les croyants et en particulier les musulmans qui sont censés ne jamais avoir pris part à l’idolâtrie d’une vie terrestre sans terminus, à la gloutonnerie productiviste[4], rompus à l’idée de l’arrivée de l’Heure et qui de plus possèdent les ressources chariatiques pour penser le renouvellement sur tous les plans, sociaux, économiques, politiques, anthropocéniques[5], psychiques et spirituels, est-ce que les musulmans disions-nous, n’auraient rien à dire sur ce qui arrive à grande vitesse et qui se présente comme un nouveau régime d’historicité venant balayer les rêves évolutionnistes qui nous ont conduit là où nous en sommes ?
Et si les conditions de renaissance de l’Islam pour reprendre un titre de l’intellectuel Malek Benabi ne dépend pas tant de sa capacité à entrer dans la mondialisation moderne mais au contraire de sa capacité à en sortir et d’emmener le monde avec lui en limitant autant que faire se peut les dégâts qui seront légitimement à craindre ?
Les changements à l’intérieur des sociétés ne peuvent être que lents et longs sauf à l’occasion de catastrophes nous dit Yves Cochet[6] qui a bien saisi « l’opportunité » de la crise. L’ancien ministre devenu "collapsologue" ajoute en parlant du catastrophisme que « beaucoup d’organisations écologistes tendent à écarter (l’idée de fin possible) pour ne pas apparaitre trop anxiogènes, la transition[7] au contraire parvient à l’assumer totalement, sans chercher à minimiser l’ampleur des bouleversements qui se profilent. Mais la transition parvient aussi toujours à coupler ce catastrophisme à une certaine dose d’optimisme, fondée avant tout sur la possibilité que nous avons de nous préparer à ces chocs pour les atténuer et même comme le suggère l’idée de résilience, à en sortir par le haut en inventant une vie meilleure sur une base matériel plus simple ».
Il s’agit bien là, toute proportion gardée de la méthodologie prophétique qui prévint ses contemporains d’une fin imminente. Lorsque les siècles passèrent les musulmans oublièrent ces avertissements et d’autant plus lorsque les contingences impliquèrent de s’intégrer pleinement dans le « devenir » et avec les temps modernes dans la course vers le futur en suivant ainsi le concert des nations. En réalité au regard de la cyclologie traditionnelle, la fin était bien imminente, même à l’époque prophétique il y a 1400 ans, puisque le prophète est le dernier d’entre eux, il est celui de l’Heure ﷺ , sa venue-même annonce en soi la fin de l’âge sombre dont parle beaucoup de traditions, cet âge sombre que les hindous nomment "Kali Yuga" a commencé bien avant la venue de l’islam historique. Ne faut-il donc pas revenir à ce que pensaient les compagnons, ne faut-il pas retrouver la conscience acerbe d’une fin imminente. Il est clair en tout cas que plusieurs siècles après, l’urgence initiale dans laquelle vivaient les premiers musulmans, ne peut que s’être accrue, la fin est toujours plus proche à chaque génération, il n’y a aucune autre possibilité à envisager.
Le fait qu’on ne pense plus être la génération qui verra potentiellement cette fin, est peut-être la plus grande preuve que nous en sommes effectivement très proche.
Reste à savoir, face à cette urgence, en quoi consiste pour le musulman cette préparation nécessaire ? Notre prophète ﷺ a répondu à la question lorsqu’on l’interrogea au sujet de l’Heure, voici le hadith en question : D’après Anas (qu’Allah l’agrée) :
Un homme a questionné le Prophète (que la prière d’Allah et Son salut soient sur lui) à propos de l’Heure. Il a dit : Quand aura lieu l’Heure ? Le Prophète (que la prière d’Allah et Son salut soient sur lui) a dit : « Et qu’as-tu préparé pour elle ? ». L’homme a dit : Rien, si ce n’est que certes j’aime Allah et son Messager. Le Prophète (que la prière d’Allah et Son salut soient sur lui) a dit : « Tu es avec ceux que tu as aimé » (…).[8]
Cette sentence prophétique répond à la question que nous posions plus haut sur l’action à mener tout en étant résigné face au destin eschatologique du monde et des hommes. Tout d’abord cela nous indique en effet que cet abandon de la volonté propre ne doit pas impliquer en soi une quelconque passivité, car répondre à la question « que faire » par « rien si ce n’est avoir l’amour d’Allah et de son messager » c’est en réalité faire et dire tout l’essentiel. René Guénon précisera en accord avec l’enseignement prophétique que : « ce qui est anomalie et désordre à un certain point de vue est pourtant un élément nécessaire d’un ordre plus vaste, une conséquence inévitable des lois qui régissent le développement de toute manifestation. Du reste, disons-le tout de suite, ce n’est pas là une raison pour se contenter de subir passivement le trouble et l’obscurité qui semble momentanément triompher, car, s’il en était ainsi, nous n’aurions qu’à garder le silence ; c’en est une, au contraire, pour travailler, autant qu’on le peut, à préparer la sortie de cet « âge sombre » dont bien des indices permettent déjà d’entrevoir la fin plus ou moins prochaine, sinon tout à fait imminente. »[9]
Quoiqu’il en soit ce hadith répond à la question de la préparation et cette dernière est résolument et avant tout d’ordre spirituel, il s’agit de l’Amour d’Allah et de son Messager, et c’est donc le point fondamental d’où découlera tout le reste. Cet Amour implique la Connaissance de notre rôle de vicaire de Dieu sur terre, c’est donc vers cet enseignement que tous nous devons accourir. Nous tâcherons si Dieu le veut de développer ce point dans un prochain article.
Nous pouvons maintenant adresser le message suivant aux non-musulmans, en tout cas à celles et ceux de plus en plus sensibles à la question de l’effondrement, il n’y aura pas de renouveau ou de renaissance sans un authentique retour à la spiritualité, et sous la forme prévue par Dieu. Certains ont perçu, à un certain niveau au moins, l’importance et la nécessité des récits religieux et eschatologiques. Pour ne pas choquer les citoyens démocrates, ils invoquent un « millénarisme Laïc », pensant qu’un pessimisme actif est plus efficace pour agir collectivement que le félicisme professé jusqu’ici par tous les discours politiques et/ou intellectuels et sans cesse contredit par l’histoire ; nous sommes d’accord avec cela et c’est l’objet du présent article mais il nous reste à leur transmettre l'idée que le spirituel n’a pas seulement un rôle de régulation psycho-sociale.
Si la croyance au discours de Dieu est si importante pour le bon fonctionnement des sociétés humaines, ce n’est pas que certains hommes du passé (les sages et les prophètes) furent des génies, créateurs de start-up devenues des conglomérats mondiaux mais c’est parce qu’à travers les sages et les révélations c’est réellement Dieu qui s’adresse à nous et qui nous indique la marche à suivre pour conserver l’harmonie cosmique, faudra-t-il attendre la dernière catastrophe pour enfin s’en rendre compte ? N'est-il pas tant de prendre la vie terrestre pour ce qu'elle est, un passage d'un monde à l'autre.
[1] Il faut comprendre que le confort matériel d’un smicard ne pourrait avoir d’équivalent dans un monde sans hydrocarbure qu’au prix de centaines d’esclaves qu’il ferait travailler jour et nuit. [2] Saint Augustin, sermon 81 [3] Yves Cochet, devant l’effondrement. LLL [4] Evidemment nous parlons des musulmans et de l’Islam en excluant les pétromonarchies qui contribuent éminemment à la folie extractiviste. [5] Ce terme désigne l’étude du lien et de l’impact de l’homme sur l’environnement naturel et nous pourrions rajouter « cosmique ». [6] Yves Cochet. Op. Cité. [7] La transition ici fait référence à un mouvement prônant l’idée de changement radical sous peine d’une catastrophe sans précédent. Voir transitionnetwork.org [8] Rapporté par Boukhari dans son Sahih n°3688 [9] La Crise du Monde Moderne, René Guénon, éd. Gallimard folio essais, 1994
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