Melchi al Mahi revient, dans cette chronique, sur le lien entre différents courants du modernisme en soulignant d'une part leur connivence idéologique et d'autre part leur révolte commune envers le corpus traditionnel ; la subversion est telle que l'auteur s'interroge sur ce qu'il reste d'islamique dans une idéologie comme le "wahabisme".
Il nous a été rapporté plusieurs anecdotes qui montrent combien la fausse doctrine wahabite a encore énormément d’influence, et en particulier parmi les gens les moins instruits. Une de ces anecdotes relate l’histoire d’une personne, de confession musulmane, qui avait refusé un don alors qu’elle était dans un besoin urgent, pour la simple et unique raison que le donateur avait évoqué lors d’une conversation, l’importance du Dhikr et de l’amour du Sheikh. La déviation a pris une telle ampleur qu’on peut se demander ce qu’il reste d’islamique dans cette doctrine factice qui détruit l’islam de l’intérieur en détruisant tous les moyens de bénédiction. Cette anecdote montre combien cette pseudo doctrine empêche même littéralement la réception du don.
Le simple bon sens devrait suffire à comprendre le caractère hétérodoxe de cette « révolution » qui se produisit dans le Hedjaz au 18 e siècle. Malheureusement contrairement à ce que pensait Descartes, le bon sens n’est pas la chose la mieux partagée. Nous allons dans cette première partie de l’article évoquer la principale déviation de ce mouvement sans rentrer dans les détails afin que l’information soit la plus accessible et direct possible, puis nous aborderons plus en profondeur les liens qui existent entre différents mouvements subversifs du monde moderne, ce qui peut aider à mieux comprendre ce qui fonde en soi cette subversion.
Avant tout il faut rappeler que le wahabisme est une doctrine moderniste, elle apparait à une époque récente, une époque où les doctrines traditionnelles sont particulièrement mises à mal aussi bien en Occident où cette révolution s’affermit et s’établit comme la norme contre le pouvoir temporel de la chrétienté, qu’en Orient où le bouleversement commence seulement à se répandre sous une forme encore insidieuse et non frontalement anti-religieuse.
Le fait que Muḥammad b. ‘Abd al-Wahhāb, fondateur du mouvement, pensait que les musulmans étaient plongés d’une manière générale dans l’erreur et l'associationnisme depuis plus de 600 ans devrait rendre suspect aux yeux du musulman intelligent le message de cet homme qui fut réfuté par de nombreux savant du Tawhid et parmi eux son propre frère et son propre père. Nous ne pouvons cependant être certain, comme dans tous les courants de pensée, que le wahabisme correspond bien à la doctrine prônée par son fondateur, c'est pourquoi nous nous attaquons ici aux idées qui sont aujourd'hui véhiculées et nous mettons de coté l'intention véritable de l'homme.
Cette doctrine a réussi à rendre vrai le faux et rendre faux le vrai, une de ses techniques consistait à attribuer aux croyants les versets coraniques qui s’adressent en réalité aux polythéistes de l'époque préislamique. Il prétendait à tort qu’il y avait une parfaite analogie entre ces polythéistes qui divinisaient des entités autres qu’Allah et les croyants qui demandaient l’intercession du prophète ou celle des savants héritiers. Or la demande d’intercession licite ne consiste pas à diviniser autre qu’Allah mais à demander à une personne qu’Allah a en estime, d’intervenir auprès de Lui en sa faveur ;
Est-ce que demander au laveur de pied du roi de parler de nous au roi pendant le lavage de pied revient à prendre le laveur pour le roi ? Seul le roi peut faire quelque chose pour le demandeur, et l’intercession n’est profitable que par Sa permission.
Du reste il faut se demander comment des centaines de milliers de savants pendant des siècles, dont la noblesse d’âme et le savoir restent notoires auraient pu à ce point tromper la masse des croyants sur un point si fondamental ?
Aujourd’hui en revanche les doctrinaires wahabites sont peu nombreux mais l’ignorance, les technologies de communication et les troubles de l’époque favorisent une diffusion sournoise et globale.
L’erreur principale de cette fausse doctrine consiste donc à travestir la parole divine, sur des points où régnait un consensus établi et sans ambiguïté pendant des siècles. « Dans une version rapportée par Ibn ‘Umar, l’Envoyé de Dieu – sur lui la grâce et la paix – a dit : « Ce que je crains le plus pour ma communauté, c’est l’homme qui, de lui-même, interprète le Coran en dehors de son contexte ». Si l’intercession (tawaṣṣul) pratiquée par les croyants constituait un acte d’associationnisme, le Prophète – sur lui la grâce et la paix –, les compagnons, les pieux prédécesseurs et les générations suivantes ne l’auraient pas pratiquée.
Il est rapporté par des traditions authentiques, que l’Envoyé de Dieu – sur lui la grâce et la paix – invoquait Dieu en ces termes : « Mon Dieu je T’implore par ceux qui T’implorent » (Allahumma innī as’aluka bi ḥaqqi al-sā’ilīna).[1] » Et les Hadiths où l’intercession licite est clairement exposée sont nombreux notoires et authentiques.
Pour rajouter à la confusion, nous avons également les "coranistes" qui rejettent tout le corpus traditionnel en dehors du coran, qu'ils interprètent à leur guise selon la passion du moment. Cela rend d'autant plus difficile la réfutation de ce mouvement anti-traditionnel, les hétérodoxies se nourrissent mutuellement.
Tout cela montre à quel point la véritable innovation blâmable , mises à part certaines dérives, ne se trouve pas du coté du Tassawuf mais bien du coté de tous les mouvements modernistes qu'ils se situent sur le pan libéral ou rigoriste.
Cela devrait suffire pour susciter à minima la méfiance vis-à-vis de cette doctrine, chacun à le devoir de s’instruire ensuite sur sa religion pour replacer le curseur de son jugement au juste milieu.
On peut se demander comment de telles énormités ont pu devenir quasiment la norme chez nos jeunes musulmans et notamment français ? Malheureusement de nombreux courants de pensées modernistes furent influencées par le wahabisme et diffusèrent largement ces idées partout dans le monde, nous pensons au réformisme d’al Afghani qui débouchera sur la doctrine d’Hassan al Banna et des frères musulmans. Même si les liens idéologiques ne seront réellement visibles qu’avec Muhammad Abduh, le disciple intellectuel d’al Afghani, puis encore davantage avec R.Rida, le wahabisme et ce courant réformiste ( nous excluons ici les initiatives traditionnelles de renouveau dont on ne parle d'ailleurs jamais) sont dès l’origine liés par une vision commune concernant de nombreux points fondamentaux ;
Pour résumé on peut dire qu’ il y a de nombreuses connivences idéologiques entre l’Occidentalisation du monde d’une part et cela réfère au colonialisme et à l’orientalisme et les courants de réforme qui apparurent plus ou moins à la suite du wahabisme et duquel ils s’inspirèrent d’autre part.
L’idée de sclérose du monde musulman pendant la période dite classique fut partagée par tous les courants modernistes, qu’ils proviennent directement de l’orientalisme occidentale ou des orientaux modernisés que l’on connait sous le nom de « salafiyya » (voir notamment les travaux de Daoud Riffi). Cela à permis de faire table rase ou du moins de réinterpréter et de réécrire l'histoire pour mieux asseoir l'innovation.
Cela est tout à fait logique si l’on tient compte de la matrice progressiste et évolutionniste de la modernité, même lorsqu’on invoque un retour aux sources, c’est toujours en rupture avec la transmission des données traditionnelles, dans la mesure où la réinterprétation se fait hors du cadre des principes métaphysiques "fondationnels". Si sclérose il y a, elle se situe précisément dans l’incapacité à comprendre la richesse de ce passé et à vouloir le combattre comme un obscurantisme à dépasser et à effacer, cela ne peut manquer de nous rappeler le lynchage largement arbitraire du « moyen Age » par les intellectuels des lumières.
D’ailleurs comme nous l’avons suggéré il y a une analogie entre la réforme protestante dans le christianisme qui pour beaucoup est à la source de la modernité occidentale et la réforme wahabite dans le monde musulman[2], il s’agit d’une influence globale et diffuse, quasi cyclique, un esprit du temps comme dit Morin qui dépasse le seul domaine des idées ou des évènements historiques, la sclérose véritable c’est le modernisme lui-même, ce "renouveau" comme on peut aujourd'hui plus facilement s'en douter est en réalité un incroyable réductionnisme intellectuel.
Ceux qui séparent intellectuellement ce qu’on nomme aujourd'hui « l’islamisme » du « réformisme » séparent également le projet moderne et le projet totalitaire or bien souvent, il n’y a rien de moins artificiel que ces séparations qui ne disent précisément rien de leur point commun.
Olivier Roy par exemple essaye de rendre le concept de modernité aléatoire en séparant arbitrairement le libéralisme démocratique et « l’ouverture » d’une part de ce qui serait des mouvements de repli communautaire, voire sectaires et fondamentalistes d'autre part. En comparant la démocratie libérale et le nazisme qui sont toutes deux des idéologies occidentales il justifie la possibilité d’effets multiples et opposés de l’occidentalisation[3], mais ce faisant il occulte le lien entre toutes les doctrines modernistes qui précisément fonde unitairement la modernité et ses paradoxes, nous voulons parler de l’individualisme comme valeur qui contrairement à ce que pense l’auteur structure à la fois l’ordre des valeurs du système politico-social et l’ordre du sujet. Autrement dit le risque du totalitarisme est intrinsèque, consubstantiel à la modernité.
A bien y regarder ce qui structure le modernisme que ce soit dans le protestantisme, le libéralisme, le nazisme ou le wahabisme, c’est concrètement ce qui s’oppose frontalement à l’épistémè traditionnelle et au "holisme cosmique" qui le fonde, la destruction du Kosmos traditionnel a provoqué une séparation radicale entre l'homme et Dieu, il s'ensuivra une volonté humaine et prométhéenne d'autogouvernance, un système duquel les sociétés ne pourront plus s'échapper, et ce à leur propre détriment.
Dumont montre en quoi le totalitarisme, bien que revendiquant un idéal communautaire est en réalité un avatar de la modernité dans le sens où les concepts hitlériens ne sont qu’un tissu de contradictions, rendu possible par l’individualisme comme valeur au fondement du rapport au monde de l’auteur de Mein Kampf, l’hitlérisme est en réalité un wokisme et Hitler un précurseur de la cancel culture[4] et ce tout comme le fut également le fondateur du wahabisme.
Pour montrer le lien entre wahabisme et modernisme il suffit de passer par le protestantisme qui réfère à la même révolte anti-traditionnelle, autrement dit à la même poussée individualiste.
Luther exclut la raison du domaine de la foi, nous sommes également devant une forme de littéralisme, mais pour la mieux faire régner dans tout le reste, et c'est là où nous pouvons voir la marge de divergence entre les réformateurs libéraux et les plus rigoristes mais aussi leur point commun. Les uns s'occupent de rendre inintelligible ce qui ressort de la tradition en écartant aussi bien la raison, que la faculté d'intellection spirituelle tandis que les autres, prenant acte de "l'épuration" du corpus traditionnel se chargeront d'exploiter cette raison à outrance dans leur volonté d'imitation de l'occident, comme le dit Rémi Brague, pour les uns comme pour les autres, "toute connaissance, même ayant pour objet l’univers indéfini, ne peut sortir du cogito".
Nous reprenons pour terminer la comparaison de J.DSORO ( la question musulmane, de la tradition à la postmodernité) entre protestantisme et wahabisme concernant certains points particulièrement significatifs.
Le protestantisme comme le wahhabisme rejette l’autorité doctrinale, il y a dans les deux cas la promotion du libre examen, pour les salafistes, tout Muqallid peut accéder à l’effort juridique (Ijtihâd) sans considération des normes et règles émises par les savants des quatre doctrines ni celles de la voie intellective et spirituelle du tassawuf.
Ils revendiquent un retour direct aux sources en rejetant toute forme d’intermédiaire. Le pasteur n’a aucune autorité en soi, le « wahhabite » considère le prophète lui-même comme un simple pasteur, le tawassul est résolument proscrit. La vénération des hommes de Dieu est considérée comme de l'associationnisme satanique.
Il développe le même état psychologique consistant à « chercher des signes extérieurs de leurs élections ». Ils ne pensent pas que l’Ordre Divin s’appliquera quoi qu’il arrive en agissant avec sérénité, ils cherchent à se donner des preuves de leur élection en s’embourbant dans un triomphalisme matérialiste aveugle.
La Divinité reste totalement inconnaissable, aucune relation n'est plus possible entre l'homme et Dieu, il y a un dualisme radical malgré le fait paradoxal qu'ils assoient leur pseudo doctrine sur le Tawhid , ils s'en éloignent à mesure qu'ils invectivent tout moyen traditionnel permettant de retourner à Dieu.
En réalité c'est l'expérience des hommes de Dieu qui peut nous dire ce qu'est l'Islam, cette expérience est au fondement du corpus traditionnel, (avec une adéquation plus ou moins effective ), du reste cette expérience se retrouve également dans les autres traditions, Ce " gout " de Dieu nous montre partout la grandeur de l'homme universel, et le lien ineffable qui l'unit à Dieu, le wahabisme ne comprend pas, tout comme Lucifer dans la Bible ou dans le Coran, que Dieu puisse créer un être aussi éloigné de sa splendeur divine et l'élever pourtant à un rang tel que même les anges se prosternent devant lui.
[1] Dahlan. La déviation wahhabite (French Edition) (p. 8). Editions i Littérature. Édition du Kindle. Hadith rapporté par Aḥmad et Ibn Mājah d’après Abū Sa‘īd al-Ḫuḍrī – que Dieu l’agrée. [2] Al Afghani rappelle alors que l’islam est une religion plus jeune que le christianisme et que la réforme que Luther a proposée à la chrétienté n’était pas encore venue en islam. Or, la réforme n’est pas l’abandon de la religion, mais plutôt la circonscription d’un espace propre à la religion. Si le christianisme peut jouer le rôle de guide moral sans encombrer la recherche scientifique, alors l’islam le peut également. Pour cela, il a besoin d’un réformateur pareil à Luther… Afghani imaginait sans doute qu’il aurait une influence similaire à celle de Luther et se pensait volontiers comme son avatar musulman. Par R. L. Publié le 20/09/2013 • modifié le 02/03/2018 • [3] Tout le problème est là : dans modernité, on met des choses qui relèvent de deux ordres différents : l’ordre des valeurs du système politico-social et l’ordre du sujet (ce qu’il y a au fondement du monde, au fondement de la vérité, de l’ordre social…), autrement dit, l’ordre de l’individu. Et ce n’est pas forcément congruent, ça ne va pas forcément ensemble. Il faut toujours préciser en quel sens on parle de modernité. Modernisation, réformisme et réislamisation Entretien avec Olivier Roy Mis en ligne sur Cairn.info le 01/08/2009 https://doi.org/10.3917/mouv.036.0022 [4] Mein Kampf serait, à 4 cet endroit précis, sourdement travaillé par certains présupposés « modernes » – donc individualistes –, en même temps que par un violent désir de refouler cette inclination secrète à l’individualisme. https://ww2.ac-poitiers.fr/philosophie/IMG/pdf/dumont_louis_essais_sur_l_individualisme_.pdf
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